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La révolution du livre au Moyen Âge

Dans le nouvel épisode du podcast Le Moyen Âge dans tes Oreilles, je retrace l’histoire de Gutenberg au travers des deux grands procès qui ont scandé son existence : en 1439 à Strasbourg et en 1455 à Mayence, l’inventeur qui nous a légué l’imprimerie fait face à la justice, nous fournissant au passage de précieuses informations sur sa vie et sur son œuvre.

En écoutant l’histoire de Gutenberg, on peut avoir l’impression que le monde occidental passe d’un coup, quelque part au milieu du XVème siècle, du précieux manuscrit enluminé à l’ouvrage de masse imprimé et diffusé largement. Toutes les grandes innovations ont cette faculté à faire disparaître de la mémoire collective les évolutions antérieures qui ont accompagné ou précédé la fameuse innovation. Tout le monde a oublié les premières voitures électriques, celles qui au XXème siècle ont concurrencé la voiture à essence avant que cette dernière ne finisse par gagner la course technologique.

Eh bien pour le livre, c’est la même chose : Gutenberg ne partait pas d’une page blanche, car les techniques de production des manuscrits ont beaucoup évolué au cours du Moyen Âge. Certaines de ces évolutions ont pu mener à l’imprimerie, d’autres lui étaient parallèles et ont mené à d’autres innovations. Plongée dans la révolution du livre médiéval !

Copier plus vite et pour moins cher : l’université a besoin de livres !

C’est le développement des écoles, puis de l’université elle-même à partir de la toute fin du XIIème, qui va propulsé la première révolution médiévale du livre. Pour les étudiants qui affluent vers Paris, se procurer des livres représente un coût exorbitant. Or, le livre est la base de l’enseignement : pour espérer obtenir son baccalauréat puis sa licence, l’étudiant médiéval doit maîtriser sur le bout des doigts un corpus d’autorités, c’est-à-dire d’ouvrages anciens, antiques ou médiévaux.

Pour réduire le coût des ouvrages et permettre à un maximum d’étudiants d’accéder à ce savoir écrit, l’université de Paris prend rapidement des mesures. Elle organise la copie et la vente : désormais, tout un corps de stationarii, c’est-à-dire de libraires agréés par l’université, proposent leurs ouvrages à la vente dans le quartier latin. Ils inventent un système brillant, qui va permettre une diffusion massive et une baisse considérable du coût des livres : le système de la pecia.

La pecia, c’est la divison d’un ouvrage en différents cahiers, séparés les uns des autres. Chaque cahier peut être confié à tour de rôle à un copiste différent, ou même loué aux étudiants pour qu’ils puissent le recopier rapidement. En divisant les ouvrages en morceaux qu’on peut louer séparément, les libraires permettent d’accélérer le rythme de copie. La diffusion progressive, à partir du XIVème siècle, de l’écriture gothique cursive et de ses nombreuses abréviations accélère encore le rythme.

Pour arrondir leurs fins de mois ou tout simplement pour gagner de quoi manger et se loger, beaucoup d’étudiants prennent un emploi de copiste à côté de leurs cours. Après avoir utilisé son manuscrit pendant ses études, le bachelier peut ensuite le revendre, et ainsi alimenter un vaste marché du livre d’occasion.

Dès le milieu du XIIIème siècle, il existe donc dans les villes universitaires un système bien organisé de copie massive de manuscrits : la reproduction manuelle des livres est déjà poussée à son paroxysme, mais ne parvient pas à faire baisser suffisamment le prix des ouvrages pour assurer un accès facile et égal au savoir qu’ils contiennent.

Un exemple de pecia, manuscrit italien de la seconde moitié du XIIIème siècle : on voit bien la médiocre qualité de cette copie, avec son écriture serrée et très fréquemment abrégée. Tout est fait pour aller le plus vite possible, et pour économiser le coûteux support de parchemin.

La xylographie inonde l’imagerie populaire

Au XVème siècle, au moment même où Gutenberg commence ses premiers essais d’impressions typographiques, un autre type d’impression émerge. La xylographie, c’est-à-dire la gravure sur bois, connaît un bel essor dans la deuxième moitié du XVème siècle, car elle permet de diffuser rapidement et à moindre coûts des images édifiantes. Le procédé est très simple. La première étape consiste à graver sur une planche de bois dur l’image que l’on souhaite reproduire : on retire la matière jusqu’à ne laisser que les contours de l’image en relief. On encre ensuite la planche, et l’on presse la feuille dessus au moyen d’un frottoir que l’on passe sur toute la surface.

Avec ce nouveau procédé, on peut produire bien plus rapidement, car une fois que la planche est gravée, elle peut servir de nombreuses fois. Si la société médiévale du XVème siècle n’est pas aussi illettrée qu’on l’entend souvent, les images jouent tout de même un rôle important. La xylographie permet ainsi de doter de belles images des manuscrits populaires de grande diffusion, que s’arrache la classe moyenne médiévale. Ces images peuvent éventuellement être peintes après leur impression afin d’en relever les points forts. La xylographie permet également de produire massivement de petits objets, comme des cartes à jouer.

A partir des années 1440, les tailleurs de forme (c’est le nom que se donnent les artisans qui produisent les planches gravées) franchissent une étape supplémentaire avec le production de livres-blocs : des pages entières d’ouvrages sont gravées d’un bloc, avec texte et image, et de petits livrets sont entièrement imprimés via cette technique. Dans les années 1460-1480, les livres-blocs seront en concurrence directe avec les ouvrages sortis des premières presses typographiques, avant de perdre définitivement la bataille au tournant du XVIème siècle.

La xylographie n’est pas sans défaut cependant : le frottage tend à abîmer le papier ou le parchemin utilisé comme support, les encres à manuscrits, trop brune et liquide, bave sur le support, et le bois, trop tendre par rapport au métal, doit fréquemment être gravé à nouveau pour conserver des contours nets. Mais ce n’est pas grave : ce qui compte, c’est le prix !

Un exemple de cartes à jouer imprimées par xylographie : après l’impression, les cartes sont rehaussées de couleurs par un peintre (exemplaire vers 1500, musée de Cluny).

La Bible des Pauvres est l’un des livres-blocs les plus diffusés : sa riche iconographie et sa qualité de production en font un outil d’évangélisation très précieux au milieu du XVème siècle.

Cohabitation, concurrence ou influence ?

Les différentes techniques détaillées dans cet article ont cohabité pendant de nombreuses années : dans les dernières décennies du XVème siècle, la clientèle urbaine friande de livres pouvait à la fois acquérir de précieux manuscrits richement enluminés, des copies peu coûteuses d’ouvrages philosophiques et théologiques, mais également des ouvrages xylographiques et même des ouvrages imprimés avec la toute nouvelle technique typographique inventée par Gutenberg et ses acolytes.

De ces différentes techniques, ce sont bien les copies manuscrites à bas prix qui vont céder leur place le plus rapidement. Le développement fulgurant de l’imprimerie, avec un prix par ouvrage en chute libre, permet de reproduire rapidement et fidèlement les livres de grande diffusion comme ceux que l’université met à son programme.

Les riches manuscrits enluminés, eux, vont encore continuer quelque temps à se vendre, car ils symbolisent le prestige économique de celui qui est capable de se l’acheter. La xylographie se maintient également pour les objets du quotidien comme les cartes à jouer, mais va évoluer vers les techniques dites à l’eau forte, c’est-à-dire gravées à l’acide sur une plaque de cuivre : beaucoup des œuvres bien connues de Dürer, au début du XVIème, sont ainsi des gravures sur cuivre, une technique appelée à une belle prospérité.

Dürer : le Chevalier, la mort et le diable (1513) est un magnifique exemple de gravure sur cuivre, une technique toute jeune mais qui se développe très rapidement en remplacement de la xylographie, moins précise.