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Un mangeur d’hommes ? Plongée dans la fascinante histoire du loup

Faut-il avoir peur de la Bête féroce ? A partir de la fin du XVème siècle, la peur du loup se répand partout en Occident : mais elle n’est jamais aussi viscérale qu’en France sous l’Ancien Régime. Les contes de Charles Perrault et les affaires de bêtes meurtrières comme celle du Gévaudan entre 1764 et 1767 témoignent de cette peur omniprésente qui frise la psychose. Le terme parle de lui-même : une « bête », ce n’est pas seulement un loup, c’est un être anormal, incompréhensible, à la violence aveugle et terrifiante. En 1429, pour décrire le prédateur qui a tué quatorze personnes dans les faubourgs Nord de la capitale, le Bourgeois de Paris parle d’ « un loup nommé Courtaud, pour ce qu’il n’avoit point de queue ». À peine cinquante ans plus tard, en 1480, le chroniqueur Philippe de Vigneulles emploie un tout autre terme pour désigner un autre loup qui a étranglé des enfants autour de Metz : « une maudite beste ». Le mot est lancé, et la terreur s’installe.

Un débat pas si poussiéreux !

Aujourd’hui, cette mémoire n’est pas anodine : depuis le retour naturel du loup en France, constaté en 1992 dans le Mercantour, les esprits s’échauffent autour de la place à lui accorder. Faut-il le laisser prospérer et se réinstaller dans tout le pays, en véritable témoin de la nature sauvage qui renaît de ses cendres ? Ou faut-il au contraire en réguler strictement la population afin que le prédateur reste cantonné à quelques massifs montagneux et soit tué dès qu’il s’attaque aux troupeaux ? Le débat continue à faire rage mais se marque par une constante des sociétés humaines : juger le prédateur non comme l’animal qu’il est, mais comme la vision culturelle que nous en avons.
Dans ce cadre, l’histoire de la cohabitation entre les sociétés humaines et le loup constitue presque un terrain d’affrontement idéologique. Si le loup a historiquement été un mangeur d’hommes et une calamité économique, cela justifie de voir cette cohabitation comme intrinsèquement conflictuelle. Le loup et l’Homme seraient ainsi des ennemis jurés, opposés pour l’éternité dans une guerre sans merci.
La réalité historique semble plus nuancé. Je dis « semble » car faire l’histoire du loup n’est pas simple : les sources d’état civil par exemple donnent des renseignements précieux sur la perception du loup à l’époque moderne, et permettent même de réaliser des statistiques… mais cette manne n’existe pas avant la toute fin du XVème siècle ! Les sources, en général, nous renseignent plus sur la perception du loup que sur la réalité de son évolution. Tentons tout de même un bref panorama : pour ceux qui veulent en découvrir davantage, vous pouvez écouter l’épisode que je viens de publier sur le podcast Le Moyen Âge dans tes Oreilles. Vous y apprendrez tout ce qu’il y a à savoir sur la cohabitation tumultueuse entre le prédateur et l’Homme au Moyen Âge et à l’époque moderne !

Chronique d’une relation tumultueuse

Globalement, deux éléments recèlent presque toute l’histoire de la cohabitation : l’étendue des espaces sauvages, et l’état des sociétés humaines. La règle est simple : quand les espaces sauvages sont vastes, le loup reste tranquille dans son coin. Par contre, quand ils se rétrécissent et/ou que les sociétés humaines traversent de graves crises, le loup sort du bois. Vous voulez des exemples ? Alors c’est parti pour le panorama historique !

Dans les premiers siècles du Moyen Âge, l’Europe se couvre de forêts, de landes et de marécages : non seulement la société est moins urbaine qu’avant, mais le mode de vie a également changé. Désormais, on parle de société sylvo-pastorale : en gros, les calories consommées viennent désormais d’un système complexe où l’élevage et les ressources qu’on trouve dans les espaces sauvages (cueillette, chasse, pêche) prennent autant d’importance que la culture des champs. Les paysans dépendent de la forêt pour vivre, et pourtant la cohabitation avec le grand prédateur ne paraît pas si conflictuelle : les codes de lois barbares par exemple, rédigés au cours des VIème et VIIème siècles, ne parlent presque pas du loup. Les chroniqueurs n’évoquent le carnassier que lors d’événements exceptionnels, par exemple lorsque la faim poussent les loups à entrer dans les villes. En soi, c’est logique : avec la vaste étendue sauvage qui s’offre à lui, le loup a beaucoup de gibier à se mettre sous la dent. Rien ne ne le pousse à entrer en confrontation avec un adversaire aussi redoutable que l’humain !
Au début du IXème siècle, on a bien Charlemagne qui prend des mesures contre les loups : dans les capitulaires De Villis et Aquigranensis, il ordonne de détruire les louveteaux lorsque vient le mois de mai, et d’entretenir deux officiers louvetiers par district. Il semble toutefois que ces mesures visent plus à empêcher le loup de manger son gibier qu’à aider les paysans dans le besoin !

Avec la croissance économique, c’est une toute autre histoire. Les défrichements grignotent les espaces sauvages, tandis que les énormes besoins en bois de toute sorte (chauffage, construction, industrie) déplument les forêts occidentales. Avec la réduction de son territoire, le loup se trouve contraint de s’aventurer plus près des champs et des villages. Dans le même temps, l’Église en dresse une image de plus en plus noire : si les civilisations païennes germaniques et scandinaves vénéraient et craignaient le loup tout à la fois, la civilisation chrétienne le craint et le déteste. Diabolique, vorace, violent et cruel, le loup incarne aux yeux des clercs le démon qui vit tapi dans l’ombre, prêt à enlever les brebis du Seigneur.
La croissance économique de l’Occident fait également rentrer un nouvel acteur dans ce jeu : l’État monarchique. En France et en Angleterre particulièrement, les rois prennent des mesures énergiques contre prédateur : création d’un corps de louvetiers, politiques de débroussaillement, mise en place de primes pour inciter à la destruction du loup. Dès Philippe le Bel, les instruments sont en place, et la louveterie se développe partout dans le royaume.

Ce nouvel édifice a toutefois du mal à se pérenniser lorsqu’au tournant du XIVème siècle, l’Europe sombre dans un profond marasme. Désormais, jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, l’Occident et particulièrement la France vont vivre dans la peur du loup. Il faut dire que la période est propice à une cohabitation beaucoup plus conflictuelle ! Déjà, les villes et les campagnes sont jonchés de cadavres : les guerres incessantes (guerres de succession de Bretagne et de Castille, guerre de Cent Ans, guerres d’Italie, guerre de Trente Ans …), les épidémies dont la peste et les famines donnent au loup, naturellement opportuniste, de quoi se rassasier sans effort. Malgré ces difficultés, l’Occident connaît une croissance économique et démographique vigoureuse, qui est marquée à la fois par un nouveau recul des forêts et par le développement exponentiel de l’élevage de moutons. L’irruption de centaines de milliers de moutons dans les prairies européennes bouleverse le mode de vie du loup, et rapproche encore plus le territoire humain du sien. C’est l’époque des « bêtes » : cet ensemble de facteurs accroît le nombre d’attaques sur les humains, la plupart du temps par des loups solitaires. On est bien loin des chiffres horribles des grandes épidémies ou des grandes famines, mais la dent du carnassier fait peur. C’est cette terreur, en grande partie décorrélée de la dangerosité réelle du loup, qui va lancer la campagne d’extermination culminant aux XIXème et XXème siècles.
Il faut dire que l’ennemi est différent : les morts de la guerre sont une conséquence malheureuse d’un objectif politique, tandis que les morts de l’épidémie tombent sous les coups d’un ennemi invisible. Le loup, lui, est bien identifiable : quand il croque un enfant, le coupable est clair, et la société veut qu’il paye.

Conclusion : un homme à l’envers

Si elle a beaucoup évolué au cours du temps, la relation entre le loup et l’Homme est marqué par une constante : l’animal ne laisse pas indifférent. Peut-être est-ce sa proximité symbolique avec l’humain qui rend cette relation si particulière. Comme nous, le loup vit en sociétés organisées, hiérarchiques, dominées par un couple fidèle. Il est intelligent au point de pouvoir berner les chasseurs. La différence majeure, c’est qu’il vit uniquement dans la nature sauvage, et que c’est un animal nocturne, là où nous autres humains vivons le jour dans un environnement construit par nous-mêmes.
Si vous voulez en savoir plus sur le loup au Moyen Âge, vous pouvez retrouver son histoire dans le dernier épisode du podcast Le Moyen Âge dans tes Oreilles ! Enfin, c’est à vos risques et périls : ne vous y aventurez pas si vous avez peur du grand méchant loup …