Avez-vous déjà entendu parler de vie miroir, ou de bactérie miroir ? Si non, pas d’inquiétude ni de surprise. Jusqu’à présent, ce champ de recherche scientifique était resté relativement discret, connu principalement des biologistes travaillant sur la question. Toutefois, suite à l’alerte lancée par un collectif de chercheurs le 12 décembre 2024, la polémique entourant ce sujet a été révélée au grand public, poussant notamment l’institut Pasteur a lancer une grande conférence pour donner la parole aux experts, mais aussi aux citoyens. Pourquoi ? Eh bien, car la vie miroir pourrait signer rien de moins que la fin de toute forme d’existence sur Terre…
En 1871, Lewis Carroll publie De l’autre côté du miroir, la suite de son célèbre roman, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles. Comme son titre l’indique, dans ce nouveau volume, son héroïne traverse littéralement le miroir de son salon et se retrouve dans une pièce similaire, si ce n’est que tout y est à l’envers, comme dans un reflet. Or, de nos jours, la science explore la possibilité de réaliser le même exploit, cette fois-ci dans le monde réel. Voici l’histoire de la vie-miroir, un concept aussi surprenant que profondément dangereux, capable, en un claquement de doigt, de rayer les humains, les animaux et les plantes de la surface terrestre.

La chiralité : symétrique ne veut pas dire identique
Pour bien mesurer les risques de la vie miroir, il faut tout d’abord comprendre le concept de chiralité. On qualifie de chiral un objet ou un système qui n’est pas superposable à son reflet dans un miroir. Par exemple : prenez deux mains parfaitement formées, la gauche et la droite. Si vous regardez la main gauche dans un miroir, vous verrez en face un reflet qui ressemble trait pour trait à la main droite, et vice versa. Vous pourrez les aligner paume à paume et vous rendre compte que les doigts forment des paires : pouce contre pouce, index contre index, etc. Bref, l’une est le reflet de l’autre.

Oui, mais : si vous essayiez à présent d’empiler ces deux mains, paume contre dos, vous verrez qu’elles ne se superposent pas. C’est parce qu’elles sont chirales, un terme d’ailleurs proposé par Louis Pasteur, à partir du mot kheir , signifiant « la main » en grec. La main gauche et la main droite sont bien le reflet l’une de l’autre, mais elles forment au final deux objets distincts. À l’opposé, un clou, par exemple, serait dit achiral. Son reflet épouse exactement la même forme que l’original, et les deux sont superposables.
L’homochiralité : un mystère de la nature
Eh bien il se trouve que c’est pareil dans la nature ! S’il existe des molécules achirales, comme la glycine ou méthanol, la plupart des molécules communes aux êtres vivants sont pour leur part chirales. Elles peuvent donc exister dans une version gauchère (lévogyre) et une version droitière (dextrogyre), chacune appelée énantiomère. Et le plus souvent, on ne les trouve que dans une seule de ces deux versions à l’état naturel. On parle alors d’homochiralité. Ainsi, les protéines sont composées exclusivement d’acides aminés gauchers, quant à l’ARN et l’ADN, ils ne contiennent que des glucides droitiers.
Or, ça, c’est un détail qui a toute son importance ! Tout, depuis la communication entre nos cellules à nos défenses immunitaires, en passant par notre perception du goût et des parfums, est dépendant de l’orientation des molécules ! Par exemple, le cyclogéranate de méthyle, un composé issu de certaines plantes, sent la menthe verte dans sa version dextrogyre, tandis que son énantiomère lévogyre sent le carvi. De la même façon, grâce à la chiralité, notre système immunitaire est capable d’analyser et de mémoriser le profil des bactéries, pour nous protéger contre les infections. Mais si on lui présentait une bactérie dont l’orientation est contraire à celle du reste du vivant, alors nos défenses seraient probablement incapables de l’identifier et par conséquent de l’attaquer. Et c’est là que les problèmes commencent.
Molécules miroir : du rêve à la réalité
Car depuis plusieurs décennies, le concept de chiralité intrigue et fascine. Au point que les scientifiques ont commencé à essayer de créer en laboratoire des molécules miroir, c’est-à-dire des molécules qui fonctionnent exactement comme celles existant à l’état naturel, si ce n’est que leur structure est un reflet de l’original. À la clé : des médicaments plus utiles et plus résistants, pour traiter des maladies comme le cancer ou le SIDA. Ce serait aussi l’occasion d’en apprendre plus sur les origines de la vie ou de l’homochiralité, en créant des cellules, voire des organismes, dont l’organisation est en miroir.

Dans cette perspective, en 2016, le biochimisteZhu Ting (djchou tching) réalise la première polymérase-miroir, une enzyme intervenant dans la réplication de l’ADN, et composée de plus de 350 acides aminés. Depuis, la recherche s’est emballée. ADN miroir, ARN miroir… Le prochain grand défi consistera à créer un ribosome miroir, machine à fabriquer les protéines à partir des instructions de l’ARN. Une étape essentielle qui rapprocherait considérablement les chercheurs de la création de vie miroir, mais… qui est loin d’être simple à atteindre. Pour certains experts, la fabrication d’une seule cellule miroir restera de l’ordre du fantasme pendant encore de nombreuses décennies. Mais pour d’autres, la possibilité de créer une bactérie miroir ne serait l’affaire que d’une dizaine d’années, et ouvrirait la porte à une série de dangers sans précédents. Voyons ça !
Les chercheurs tirent la sonnette d’alarme
Le 12 décembre 2024, un groupe de scientifiques a publié un rapport technique retentissant de 300 pages sur la faisabilité et les risques liés aux bactéries miroir. Depuis près d’un an, ils évaluent ensemble les menaces qui pèseraient sur l’humanité si ces microorganismes s’échappaient du laboratoire ou servaient comme arme de guerre. Et le tableau qu’ils dressent fait froid dans le dos : pour résumer, c’est rien de moins que l’existence de l’ensemble des organismes sur Terre qui serait en jeu si ces bactéries parvenaient à se répandre dans la nature. Essayons de comprendre pourquoi.
Les risques principaux tiennent en trois mots : infection, invasion et adaptation.
Risque n°1 : infection
Infection, car comme on l’a vu, c’est notamment grâce à la chiralité que notre corps parvient à identifier et se protéger contre les menaces extérieures. Qu’elles s’assemblent entre elles ou se détruisent, les molécules du vivant ont besoin de parler le même langage pour pouvoir interagir, leurs chiralités ont besoin d’être alignées, comme une clé face à une serrure. Or, une bactérie miroir pourrait complètement échapper aux systèmes de détection de nos défenses immunitaires. Pire, même si ce dernier parvenait à repérer la menace, il y aurait de bonnes chances pour qu’il n’arrive tout simplement pas à détruire l’intruse, ses armes étant conçues pour une orientation spécifique. La réponse immunitaire, si elle se déclenche, pourrait se transformer en tempête inflammatoire, poussant le corps à s’attaquer lui-mêle et dégénérant en une septicémie mortelle.

Si on admet toutefois qu’elle demeure indétectée, une bactérie miroir pourrait donc s’inviter dans l’organisme via un orifice, un pore, ou une plaie, et, sans même avoir besoin d’attaquer nos cellules, pourrait causer des dégâts irrémédiables allant jusqu’à la mort. Pour survivre, l’envahisseuse devra en effet probablement consommer les nutriments achiraux produits par notre corps (les nutriments chiraux n’étant pas compatibles avec sa physiologie), comme le glycérol ou l’acide urique. On peut aussi présumer qu’elle produira à son tour des déchets que nos systèmes ne seront pas forcément capables d’assimiler. Le risque : un déséquilibre chimique voire un épuisement des ressources nécessaires au maintien de la vie, menant au décès de l’hôte.
Bactérie miroir : dangereuse, même sans clé
Même si le problème ne venait pas de là, que le système immunitaire restait tranquille et que les bactéries ne consommaient pas des nutriments cruciaux, les risques ne seraient pas complètement éliminés pour autant. Par exemple, à défaut de posséder la bonne clé pour s’accrocher à nos cellules, ces bactéries miroir voyageront librement, selon toute probabilité dans notre sang, où elles se multiplieront et pourront causer un syndrome d’hyperviscosité : le sang devenu trop épais cesserait de s’écouler correctement, avec, encore une fois, une issue fatale. Notez aussi que, face à cette infection, les antibiotiques et les vaccins existants, reposant eux aussi sur des mécanismes chiraux, seraient pour la plupart inutiles. Même si tous ces scénarios relèvent à ce jour du domaine de l’hypothétique, pour les chercheurs, les risques encourus sont trop importants pour être ignorés. Et ils ne s’arrêtent pas là.
Risque n°2 : invasion
En effet, les humains ne seraient pas les seules victimes potentielles de la menace posée par la vie miroir. Comme les experts le démontrent, les autres animaux et les plantes, depuis le sommet des montagnes jusqu’au fond des océans, seraient tout aussi susceptibles d’être infectés par un microorganisme miroir, avec les mêmes conséquences funestes. À travers les excréments, la chaîne alimentaire et le transport de marchandises, l’épidémie pourrait rapidement se transformer en pandémie, modifiant profondément l’environnement dans lequel elle se diffuse. C’est la phase d’invasion.
Plus résiliantes grâce à leur chiralité, les bactéries miroir pourraient proliférer sans obstacle, et envahir des niches écologiques, au détriment d’autres microorganismes cruciaux dans l’équilibre délicat des écosystèmes. Leurs modes alimentaires et leurs déchets pourraient bouleverser complètement le cycle des nutriments, voire le cycle du carbone à l’échelle globale, affirment les chercheurs. C’est la planète entière qui serait chamboulée, et nous avec.
Risque n°3 : adaptation
Et ça continue encore plus loin, puisque bien sûr, comme nous tous, les bactéries ont la capacité d’évoluer, et vite, car elles se reproduisent beaucoup plus rapidement que nous : toutes les 20 minutes en moyenne. Cela veut dire qu’en seulement 8 heures, une bactérie pourrait donner naissance à une lignée de 16 777 216 descendants ! Grâce à cette multiplication effrénée, les microorganismes miroir pourraient donc développer en peu de temps les compétences qui leur manquent pour coloniser le monde plus efficacement, comme la capacité à digérer certains nutriments chiraux, ou celle de s’attaquer à nos cellules, par exemple… C’est la dernière étape : l’adaptation.
Objectif : interdire la recherche sur la vie miroir
La bonne nouvelle, c’est qu’on a encore un peu de temps avant d’y parvenir. Comme on l’a vu, selon les estimations, au moins 10 ans nous sépareraient de la création d’une forme de vie miroir, même si bien évidemment, il est impossible de prédire l’avenir. Des barrières technologiques et financières se dressent encore sur notre chemin, et grâce aux scientifiques, la sonnette d’alarme a pu être tirée avant que ce scénario catastrophe ne se concrétise. Avec ce rapport, le collectif espèrent attirer l’attention sur cette menace bien réelle et inviter les gouvernements et les institutions à installer des garde-fous avant qu’il ne soit trop tard.
Si la synthèse de molécules miroir inorganiques pourra se poursuivre, pour le bénéfice de la médecine ou de la physique des matériaux par exemple, la conquête de la vie miroir, jugée beaucoup trop risquée, devra, selon eux, être complètement interrompue et même interdite pour protéger le vivant sur Terre.
Prenez part à la discussion !
Pour y parvenir, il est nécessaire d’ouvrir dès à présent le débat, à l’échelle nationale, internationale, mais aussi citoyenne. C’est pourquoi une série de conférences est d’ores et déjà prévue par le Fond de discussion sur la vie miroir, dont la première sera tenue à l’institut Pasteur les 12 et 13 juin. Un bel hommage au scientifique qui a donné son nom à la chiralité, et l’occasion pour vous, auditeurs et auditrices, de faire entendre votre voix. La vie miroir sera-t-elle aussi destructrice que le suggèrent les pires hypothèses ? Il faudra la créer pour avoir le fin mot de l’histoire. Les chercheurs n’excluent pas qu’au final, la menace soit moins terrible qu’il y paraît.
Mais si la science tente de nous apprendre quelque chose aujourd’hui, c’est que tous les savoirs ne sont pas forcément bons à conquérir. Pour le bien de l’humanité et du reste du vivant, la vie miroir est une boîte de Pandore qu’il vaut mieux garder fermée.