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Le loup-garou : un monstre historique ?

 

Le loup-garou est une star du bestiaire monstrueux occidental : il a crevé l’affiche dans plus de 200 films et séries depuis 1912, avec de nombreuses apparitions marquantes qui ne peuvent manquer de provoquer le frisson en voyant s’effondrer la barrière entre l’Homme et l’animal.

Comme pour le vampire et autres fantômes, cette obsession pour les changeurs de forme lupins ne date pas d’hier : je vous propose aujourd’hui de plonger dans l’Histoire, à la recherche des origines du plus poilu des monstres !

Les changeurs de forme au pays du paganisme

Dans les civilisations païennes, qu’elles soient gréco-romaines, celtes ou germano-scandinaves, la frontière entre l’humain, l’animal et le divin est poreuse : les mythologies de ces différents mondes païens regorgent d’histoire où les héros testent cette frontière, et parfois même la franchissent. Chez les anciens Scandinaves en particulier, la capacité à changer de forme est le marqueur par excellence du surnaturel (ça tombe sous le sens mais attendez, ça n’est pas fini !). Les plus grands guerriers, ceux dont les exploits s’inscrivent dans les plus mémorables sagas, ont toujours quelque chose de surhumain : leur hamingja, leur esprit tutélaire en quelque sorte, est plus puissant que celui de ses semblables et peut accomplir des prodiges. Dans la Saga d’Egil par exemple, rédigée au début du XIIIème siècle en Islande par le poète Snorri Sturluson en s’inspirant largement d’anciens récits, on suit la lignée d’Egil, héros historique islandais. Et comme tous les héros, il ne vient pas d’une lignée commune, non ! Son grand-père, Kveldulf (ce qui veut littéralement dire « loup du soir », on a déjà un indice !) avait la capacité, une fois le crépuscule venu, de se changer en loup et de rentrer dans une rage guerrière qui en faisait un adversaire formidable. L’hamingja surpuissante de ce guerrier exceptionnel se transmet à son fils, Grim Kveldulfsson, mais en perdant au passage un peu de sa vigueur : Grim peut certes rentrer dans une rage terrible, mais la métamorphose n’est plus au programme ! Et en passant encore une génération jusqu’à Egil, l’hamingja est complètement lessivée : Egil est un grand guerrier, capable de s’enrager de temps à autres, mais sans garder les pouvoirs incroyables de ses ancêtres.

Redescendons un peu sur terre : pour les guerriers scandinaves de la fin de l’Antiquité et des premiers siècles médiévaux, les grands prédateurs qui peuplent leurs terres glacées sont de formidables exemples de qualités bestiales. L’endurance, la force, la férocité, la vitesse : le loup, l’ours, l’aigle représentent de puissants totems que les guerriers cherchent à s’approprier. On le retrouve dans la légendes des berserkir, transmise dès le milieu du IXème par Thorbjörn Hornklofi : ces féroces combattants d’Odin boivent le sang de l’ours et du loup, et se jettent dans la mêlée en rugissant, vêtus uniquement de la peau de leur prédateur fétiche.

La christianisation du monstre

Dans les civilisations païennes donc, le loup-garou n’inspire pas la terreur par son aspect contre-nature, mais par le fait qu’il est avant tout un guerrier formidable, incarné dans un corps de bête. Il suscite même plutôt une crainte mêlée de vénération : ceux qui ont réussi à dépasser leur condition humaine pour posséder les qualités du prédateur sont des exemples, des héros à glorifier.

La christianisation des sociétés européennes va profondément changer cette vision. Et pour cause, les Écritures et leurs commentaires jouent sur une ligne de crête difficile à équilibrer : d’un côté, la Bible fourmille de transformations surnaturelles (comme Moïse qui transforme son bâton en serpent), et de l’autre les premiers Pères de l’Église veulent faire un sort aux superstitions populaires à propos de la métamorphose. C’est Saint Augustin, au tout début du Vème siècle, qui fixe cette pirouette par écrit. Pour lui, c’est simple : la transformation est possible mais seulement par le pouvoir divin, les démons en étant totalement incapables. Tout au plus peuvent-ils créer une illusion diabolique pour induire les fidèles en erreur. Et encore, Dieu ne peut pas changer la nature des êtres humains, seulement leur apparence puisque la Création a clairement séparé les humains du monde naturel. Cette vision augustinienne influence en profondeur la Chrétienté médiévale. C’est elle qui nourrit le texte de référence dans la seconde moitié du Moyen Âge pour ce qui concerne la métamorphose : le canon Episcopi.

« Quiconque croit en la possibilité qu’un pouvoir autre que celui du Créateur transforme n’importe quelle créature, à son avantage ou à son désavantage, en une autre forme ou une autre image est certainement un infidèle et pire qu’un païen ».

Avec ce changement d’atmosphère, le lycanthrope quitte le devant de la scène pour devenir à la place un personnage littéraire. C’est sous cette forme qu’on le rencontre à partir du XIIème siècle. Désormais, c’est bien la métamorphose elle-même qui est le ressort horrifique : c’est lorsque la digue saute, lorsque l’homme et l’animal ne font qu’un, que la terreur saisit le chrétien médiéval. Pourtant, les textes qui mettent le loup-garou en scène n’insistent pas dessus. Ils ne cherchent pas à faire peur, ils cherchent à édifier. Aussi la scène de la métamorphose, la plus effrayante, la plus contre-nature du récit, est-elle souvent plutôt suggérée que décrite. A la place, les auteurs se concentrent sur un nouveau thème : la victoire de l’humanité sur la bestialité. Le loup-garou devient une victime, un être maudit et trahi par les siens, qui doit par son comportement mériter cette humanité qui lui a échappé. Désormais, la pitié prend la place de la terreur.

Dans le Lai du Bisclavret, le best-seller médiéval de Marie de France rédigé vers 1160, le héros est affligé d’une malédiction qui le métamorphose en loup trois jours par semaine. Trahi par sa femme et son amant qui lui dérobent ses vêtements (clé de sa transformation), il se retrouve à errer dans les bois profonds sous forme de bête. Le roi finit par tomber sur lui, et décèle dans cette bête hirsute une âme humaine : il le prend alors en pitié et l’emmène dans son palais, jusqu’à ce que la femme de Bisclavret ne s’y présente un jour. Le loup lui saute dessus et lui arrache le nez : comprenant ce qui se passe, le roi force la femme à révéler sa trahison, et Bisclavret parvient à retrouver son humanité.

On trouve plusieurs histoires de ce type dans ces siècles du Moyen Âge central, en vers ou en prose. Plusieurs sont d’ailleurs liés à l’Irlande, terre isolée à l’extrémité occidentale de l’Europe, terre de mystères et de merveilles.
À partir du XVème siècle, la légende du lycanthrope évolue encore : la pitié cède à son tour la place au comique. Le garou devient un ressort de la farce, tandis que le mot lui-même de garou prend un sens nouveau lié à la débauche et à la sexualité. Un garouage désigne désormais un lieu mal-famé, une gargotte ou un bordel, tandis que courir le garou émerge comme expression à la signification assez évidente (qu’on traduirait aujourd’hui par « remettre le couvert »). Avec un tel contexte, le lycanthrope ne pouvait pas rester une figure effrayante ou même pitoyable. Dans la Ballade du loup-garou, composé au milieu du XVème siècle par un auteur anonyme, un jeune bellâtre est piégé par celle qu’il aime. La dame en question est mariée, et ne sait comment se défaire de ce prétendant un peu trop collant. Elle lui donne donc rendez-vous à la nuit noire pour, dit-elle, faire le loup-garou : devant cette proposition fort licencieuse, le benêt croit que son vœu va enfin être exaucé. Il se déguise donc en loup et rejoint la dame au milieu de la nuit. Sauf que celle-ci se met à crier qu’un e bête féroce l’attaque : entendant ses cris, le mari et tous les voisins arrivent avec des bâtons et rossent le pauvre garou. On est loin des féroces guerriers scandinaves changeurs de forme !

Le basculement du XVIème siècle

Si les références littéraires sont si importantes pour la période du XIIème-XVème siècle, c’est qu’on a alors presqu’aucune source permettant de connaître la vision populaire du loup-garou. Faisait-il peur alors ? Les Européens d’alors y croyaient-ils, ou étaient-ils plutôt sceptiques voire désintéressés ?
Tout ce qu’on sait, c’est que le début du XVème siècle marque une véritable rupture. Le contexte général est celui des premiers procès pour sorcellerie : la métamorphose en loup fait partie des éléments que l’on retrouve dès les années 1420 dans les procès du diocèse de Sion. Plus généralement, on assiste à une sorte de convergence entre la croyance populaire et les réflexions ecclésiastiques : désormais, le canon Episcopi n’est plus inattaquable, et de nombreux penseurs s’interrogent sur la réalité de la transformation. Hans Krammer, l’auteur du célèbre Marteau des Sorcières en 1486, est convaincu que le Diable joue un rôle-clé dans les crimes que ses serviteurs avouent lorsqu’ils sont passés par la question : la métamorphose n’est toujours qu’une illusion, mais les sorcières sont certaines de s’être réellement transformées. Évidemment, malgré l’illusion diabolique, elles n’ont ni crocs ni griffes : c’est donc bien le démon qui cause les dégâts matériels, ou alors des sorcières armées de crocs de métal.

La crainte du loup-garou n’égale toutefois jamais, entre le début du XVème et la fin du XVIIème siècle, la terreur qu’ont les populations et les ecclésiastiques de la sorcellerie. On dénombre environ 250 procès dans toute l’Europe sur la période. Certains sont restés dans les mémoires, soit par la cruauté du châtiment infligé, soit par la relative abondance des sources. Gilles Garnier par exemple : en 1574, ce vagabond est arrêté à Saint-Claude dans le Jura pour faits de cannibalisme sur plusieurs enfants. Affamé et craignant de ne plus pouvoir nourrir sa famille, il aurait accepté l’aide du Diable en se transformant en loup monstrueux dévorant les enfants qui passaient à sa portée. Il avoue ses crimes, et meurt brûlé vif en janvier 1574. Peter Stumb est un autre condamné marquant : en octobre 1589, ce paysan riche est arrêté à Bedburg, proche de Cologne en Allemagne. On disait alors qu’un terrible loup-garou attaquait les enfants de la région : les parents d’une fillette attaquée par le monstre parviennent à lui trancher une patte avant, et Peter Stumb est confondu par sa main coupée qu’il tente de cacher. Le châtiment est exemplaire : écorché puis roué vif, il est finalement décapité et réduit en cendres.
À ces quelques cas notoires répondent toutefois une écrasante majorité de procès pour lesquels on ne connaît même pas l’issue : condamnation à mort ? exil ? enfermement, ou simplement acquittement faute de preuves matérielles ?

Quoi qu’il en soit, le courant sceptique prend de l’ampleur au cours du XVIIème siècle, jusqu’à ce que le loup-garou soit vu, parmi l’élite lettrée en tout cas, comme un élément de folklore dénué de toute réalité. Et c’est à cet endroit que le cinéma reprendra la légende, exhumant le monstre de la poussière des siècles pour en faire la bête terrifiante que l’on connaît aujourd’hui.

Si vous souhaitez en apprendre davantage sur le loup-garou à travers l’Histoire, vous pouvez écouter l’épisode du Moyen Âge dans tes Oreilles intitulé « Une lune de sang. Le loup-garou au Moyen Âge », et frissonner en suivant l’aventure de ce monstre légendaire !